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Ils veulent que je le consigne par écrit. Sans rien omettre. Ils appellent ça ma déposition.

Très bien. Ma déposition. Comment tout est arrivé. Depuis le début.

À la télé, dans ces cas-là, c’est en général quelqu’un d’autre qui rédige ce que les gens racontent, et ces derniers n’ont plus qu’à signer après avoir relu. Qui plus est, on leur donne du café, des gâteaux et tout le bataclan. Moi, j’ai seulement eu droit à une rame de papier et à un stylo qui fuit. Pas même à un Coca light.

Une preuve de plus que ce qu’on voit à la télé, c’est rien que des menteries.

Ils veulent ma déposition ? Parfait, la voici : c’est la faute de Ruth.

Sans blague. Tout a commencé ce jour-là, à la cantine, dans la queue pour accéder au comptoir des hamburgers, quand Jeff Day a balancé à Ruth qu’elle était si grosse qu’on allait devoir l’enterrer dans une caisse à piano, comme Elvis. Ce qui est d’une rare niaiserie, dans la mesure où – à ma connaissance du moins – Elvis n’a pas été enterré dans une caisse à piano. Peu m’importe combien il pesait à sa mort, je sais juste que Priscilla Presley avait les moyens d’offrir un cercueil un peu plus chouette que ça au King.

Par ailleurs, il se prend pour qui, ce Jeff Day, pour sortir des horreurs pareilles à quelqu’un, surtout quand ce quelqu’un est ma meilleure amie ? Bref, j’ai réagi comme n’importe quelle meilleure amie en pareilles circonstances : j’ai foncé et je lui ai allongé un pain.

Ce n’est pas comme si Jeff Day ne méritait pas de se manger une baffe, et ce chaque jour que Dieu fait. Ce type est – excusez mon langage – un enfoiré de première.

Ce n’est pas non plus comme si je l’avais sérieusement blessé. D’accord, il a titubé avant de s’effondrer dans les condiments. La belle affaire ! Il ne saignait même pas ! Sans compter que je n’ai pas réussi à le toucher au visage, parce qu’il a vu mon poing arriver et s’est baissé à la dernière minute. Au lieu de lui écrabouiller le nez, mon intention première, je l’ai atteint à la nuque.

Je vous parie qu’il n’a pas eu le moindre petit bleu.

Et pourtant… La seconde suivante, un énorme battoir s’abattait sur mon épaule, je virevoltais comme une toupie et je me retrouvais face à l’entraîneur Albright. Il est apparu qu’il attendait d’acheter une assiette de frites derrière Ruth et moi. Il avait soi-disant tout vu… Ouais. Mais pas Jeff insultant Ruth. Oh que non ! Rien que moi, démolissant son plaqueur[1] préféré d’une bonne patate (hélas mal ajustée).

— Par ici, jeune fille ! a-t-il rugi en me propulsant hors de la cafète pour rallier les bureaux des conseillers d’éducation, au premier étage.

Mon CE perso, Goodheart, déjeunait à son poste de travail. Avant que vous ne le plaigniez, sachez que le sac en papier contenant son repas était orné de deux grandes arches dorées. Ça sentait le graillon jusque dans le couloir. Depuis que je le fréquente de près, Goodheart ne m’a jamais semblé se soucier beaucoup de son taux de cholestérol. Il prétend être né sous la bonne étoile d’un métabolisme à toute épreuve. Levant la tête, il a souri quand Albright l’a interpellé d’une voix à vous glacer les sangs.

— Quelle bonne surprise, Frank ! s’est-il exclamé. Avec Jessica ! Une frite ?

Il a tendu son cornet. La grande taille, s’il vous plaît.

— Merci, ai-je répondu en me servant.

Albright a passé son tour.

— Cette gamine vient à l’instant de démolir mon plaqueur préféré d’une patate dans le cou, a-t-il grondé.

— C’est vrai, ça, Jessica ? s’est écrié Goodheart en m’adressant un regard de reproche.

— Je voulais lui éclater le pif, mais il a esquivé.

— Je pensais que nous avions réglé ce sujet, a-t-il soupiré en secouant la tête.

— Moi aussi, ai-je reconnu.

D’après Goodheart, j’éprouverais de menues difficultés à dominer mon caractère un peu vif.

— Ça a été plus fort que moi, me suis-je justifiée. Ce mec est – excusez mon langage – un enfoiré.

Visiblement, ce n’était pas ce que souhaitaient entendre l’entraîneur ou le CE. Ce dernier a levé les yeux au ciel. Quant à Albright, j’ai bien cru qu’il allait claquer d’un infarctus.

— Bon, s’est aussitôt empressé de déclarer Goodheart (histoire d’éviter une mort inutile j’imagine), assieds-toi, Jessica. Merci, Frank, je m’en occupe.

J’ai obtempéré et me suis posée sur ma chaise préférée (celle en vinyle orange près de la fenêtre). Albright est resté figé sur place, le visage de plus en plus rouge. Une veine battait sur son front, et il serrait ses doigts épais comme des saucisses, tel un gosse prêt à piquer sa crise.

— Elle l’a frappé ! a-t-il éructé.

Le CE a cligné des paupières avant de déclarer avec une prudence d’artificier égaré au milieu d’un champ de mines :

— Je suis sûr qu’il souffre beaucoup. Une jeune fille mesurant moins d’un mètre soixante doit être capable d’infliger bien des traumatismes à un plaqueur d’un mètre quatre-vingt-dix et pesant ses cent kilos, n’est-ce pas ?

Le sarcasme est passé à des kilomètres au-dessus de la tête d’Albright.

— Exactement ! a-t-il braillé. Il va être obligé de mettre de la glace dessus, maintenant.

— Quelle horreur ! Ne vous inquiétez pas, Jessica sera châtiée en conséquence.

Apparemment, l’entraîneur ignorait soit le sens de « châtier » soit celui de « en conséquence », parce qu’il a continué :

— J’en ai assez qu’elle aligne mes gars ! Débrouillez-vous pour qu’elle se tienne loin d’eux.

Goodheart a posé son hamburger géant, s’est levé et s’est dirigé vers la porte.

— Je m’en charge, Frank, a-t-il répété en le poussant doucement dans le couloir avant de refermer le battant. Ouf ! a-t-il ajouté, une fois que nous avons été seuls.

Il s’est rassis et a mordu un bon coup dans son sandwich.

— Bon, a-t-il repris, la bouche pleine (mal élevé, va !) et du ketchup à la commissure des lèvres. Qu’est-il advenu de notre décision de ne plus nous attaquer aux gens plus grands que nous ?

— Ce n’est pas moi qui ai commencé, me suis-je défendue en fixant les taches de sauce tomate. C’est Jeff.

— Pour quelle raison, ce coup-ci ? a-t-il demandé en me passant les frites. Ton frère ?

— Non, ai-je répondu en en prenant deux et en les engouffrant. Ruth.

— Ruth ? Comment ça, Ruth ?

Il s’est octroyé une deuxième bouchée de hamburger, se barbouillant un peu plus de rouge.

— Jeff lui a balancé qu’elle était si grosse qu’il faudrait l’enterrer dans une caisse à piano, comme Elvis.

— C’est ridicule, a dégluti Goodheart. Elvis n’a pas été inhumé dans une caisse à piano.

— Je suis au courant, merci. En tout cas, vous comprenez maintenant pourquoi j’ai été obligée de lui en coller une.

— Très honnêtement, non, Jessica. Le problème, vois-tu, c’est que, à force de tomber à bras raccourcis sur ces garçons, l’un d’eux va bien finir par riposter. Tu risques de le regretter.

— Rassurez-vous. Ils essaient à chaque fois, mais je suis trop rapide pour eux.

— Certes. N’empêche, un jour, tu trébucheras et tu recevras la correction de ta vie.

— Ça m’étonnerait. Sachez que j’ai commencé à prendre des cours de savate.

— Pardon ?

— Oui, j’ai une vidéo.

— Une vidéo.

Soudain, le téléphone a sonné. S’excusant, Goodheart a décroché. Pendant qu’il discutait avec sa femme (qui, apparemment, avait un problème avec leur dernier-né, Russell), j’ai regardé par la fenêtre. Le paysage était des plus tristounets. Pour l’essentiel, le parking réservé aux profs et beaucoup de ciel. J’habite une ville très plate, et le ciel y est omniprésent. À cette heure, il était gris et couvert. Au-delà de la station de lavage de voitures située en face du lycée, de gros nuages noirs s’étaient amoncelés. Il pleuvait sûrement dans le comté voisin. Difficile de déterminer si nous allions être touchés nous aussi. D’après moi, oui.

— S’il refuse de manger, marmonnait Goodheart dans le combiné, ne le force pas… Non, je ne t’accuse pas de l’obliger à quoi que ce soit, je dis juste qu’il n’a peut-être pas faim pour l’instant… Oui, je sais qu’il faut que nous lui donnions des habitudes régulières, mais…

La station de lavage était déserte. Personne ne s’inquiète de bichonner sa voiture quand la pluie menace. En revanche, le fast-food où mon CE préféré avait acheté son hamburger et ses frites était bondé. Seuls les élèves de Terminale ont le droit de quitter l’enceinte du lycée pendant le déjeuner, et ils envahissent toujours le McDo ou le Pizza Hut, de l’autre côté de la rue.

— Très bien, a conclu Goodheart en raccrochant. Où en étions-nous, Jess ?

— Vous me disiez qu’il fallait que j’apprenne à me contrôler.

— Exactement ! C’est exactement ce que j’attends de toi, Jessica.

— Sinon, un de ces jours, je vais avoir des ennuis.

— Juste !

— Et qu’il serait bon que je compte jusqu’à dix la prochaine fois que je suis en colère.

— Absolument ! acquiesça Goodheart, de plus en plus enthousiaste.

— Et que, si je veux réussir dans la vie, je dois admettre que la violence ne résout rien.

— C’est ça ! s’est-il écrié en claquant des mains. Enfin, tu comprends, Jessica !

Je me suis levée. Depuis presque deux ans que je fréquentais ce bureau, j’avais une idée assez claire des opinions de Goodheart. Autre avantage, j’avais passé tellement de temps à patienter dans l’antichambre en lisant diverses brochures que j’avais définitivement éliminé une carrière au sein des forces armées.

— Je crois avoir saisi, monsieur Goodheart. Merci beaucoup. Je vais tâcher de m’améliorer.

J’avais presque réussi à m’éclipser quand il a lancé, avec cette amabilité qui le caractérise :

— Un instant, Jess.

Je me suis retournée.

— Oui ?

— Tu es consignée pour une nouvelle semaine, a-t-il annoncé en mâchonnant une frite. Tu n’auras qu’à l’ajouter aux sept dont tu as déjà écopé.

Je lui ai souri.

— Monsieur Goodheart ?

— Oui, Jessica ?

— Vous avez du ketchup plein la bouche.

Pas la plus brillante des reparties, je l’admets. Enfin, il n’avait pas menacé d’appeler mes parents, et c’était toujours ça. Sinon, il en aurait entendu des vertes et des pas mûres. Qu’est-ce qu’une semaine de colle supplémentaire, en comparaison ? D’ailleurs, j’avais cumulé tant de jours de retenue que j’avais abandonné toute idée d’avoir jamais une vie personnelle hors du bahut. Dommage que les colles ne comptent pas dans le dossier comme activité extrascolaire, autrement j’aurais eu toutes mes chances auprès de pas mal d’universités[2].

Et puis, la punition n’est pas si terrible. Elle consiste à rester assis pendant soixante minutes. Ceux qui le souhaitent peuvent faire leurs devoirs. Ou lire un magazine. Il nous est seulement interdit de parler. Le plus embêtant sans doute, c’est qu’on rate le bus de ramassage scolaire. En même temps, qui a envie de le prendre ? Les seuls à se taper le bus, ce sont les bébés de Troisième et les minables qui n’ont pas de voiture. Depuis que Ruth a eu son permis, toutes les excuses sont bonnes pour conduire[3]. Elle est carrément accro. Grâce à quoi, j’ai mon chauffeur quotidien pour me ramener chez moi. Mes parents n’ont pas encore découvert la vraie raison de mes retours tardifs à la maison.

Je leur ai raconté que je m’étais inscrite à la fanfare.

Heureusement qu’ils ont des priorités autrement plus importantes que celle d’assister aux matchs, parce qu’ils auraient tôt fait de noter mon absence au côté des flûtistes[4].

Bref, quand Ruth est passée me chercher cet après-midi-là à quatre heures, le jour où tout a commencé, le jour où j’ai filé un marron à Jeff Day, elle ne savait pas comment s’excuser. Après tout, c’était sa faute si j’avais eu des ennuis.

— Omondieu, Jess ! s’est-elle exclamée en me retrouvant devant l’auditorium.

Il y a tellement d’élèves collés au lycée Ernest-Pyle qu’ils ont été obligés de nous installer dans la salle de spectacle. C’est un peu gênant pour le club de théâtre qui s’y retrouve tous les jours à trois heures, même si nous sommes censés leur ficher la paix et réciproquement, sauf quand ils ont besoin des costauds du dernier rang pour déplacer un décor.

Maintenant, je connais par cœur la pièce Notre Ville[5].

Ça, c’est le plus.

À quoi ça sert de connaître par cœur la pièce Notre Ville ? Ça, c’est le moins.

— Omondieu, Jess ! piaillait Ruth. Tu aurais vu ça. Jeff était dans les condiments jusqu’au cou, il avait de la mayo plein son T-shirt. Tu as été géniale. Tu n’étais pas obligée, tu sais, tu as été vraiment sympa.

J’étais sacrément pressée de rentrer chez moi. C’est bien joli les retenues, ça permet de s’avancer dans ses devoirs. N’empêche, c’est quand même barbant. Comme l’école en général, d’ailleurs.

— Laisse tomber, ai-je répondu. Tirons-nous d’ici.

Malheureusement, lorsque nous avons débouché sur le parking, le petit cabriolet rouge de Ruth – qu’elle s’est offert avec l’argent de sa bat-mitsvah[6] – n’était pas là. D’abord, je n’ai rien dit. Je sais à quel point elle adore cette bagnole, pas question que je me charge de lui annoncer qu’on venait de la lui voler. Puis, constatant que nous restions plantées là, Ruth à me seriner combien j’étais formidable et moi à regarder mes camarades de détention grimper dans leurs camionnettes ou sur leurs motos (la plupart des collés sont soit des Culs-Terreux, soit des Jeunes Délinquants, je suis la seule Bourge), j’ai fini par lancer :

— Euh… Où est ta voiture, Ruth ?

— Oh, a-t-elle expliqué, parfaitement sereine, je l’ai ramenée chez moi après les cours et j’ai demandé à Skip de me déposer ici.

Skip est le frère jumeau de Ruth. Avec l’argent de sa bar-mitsvah, lui s’est acheté une Trans Am. Comme si un coupé sport allait lui donner une quelconque chance de coucher. Laissez-moi rire !

— J’ai pensé que ce serait chouette de rentrer à pied, a enchaîné mon amie.

J’ai contemplé les nuages qui un peu plus tôt dans la journée s’accumulaient au-dessus de la station de lavage. Ils étaient presque sur nous, maintenant.

— Ça fait plus de trois kilomètres, lui ai-je rappelé.

— Oui ! s’est-elle écriée, toute joyeuse. Comme ça, en marchant vite, nous perdrons plein de calories.

— Il va tomber des cordes, Ruth.

— Pas du tout, a-t-elle persisté après un vague coup d’œil au ciel.

— Bien sûr que si, ai-je objecté en la dévisageant. Tu es folle ou quoi ? Tu as pris du crack ?

Elle s’est vexée. Il ne lui en faut pas beaucoup, si vous voulez mon avis. Mais bon, elle avait encore la vacherie de Jeff sur le cœur. La balade, c’était dans l’espoir de maigrir. Je devinais aussi qu’elle allait se priver de déjeuner pendant une semaine. Tout ça à cause de – excusez mon langage – ce trouduc.

— Je ne me drogue pas ! J’estime seulement qu’il serait temps que, toutes les deux, nous retrouvions un peu la forme. C’est bientôt l’été, et je refuse de passer de nouveau quatre mois à m’inventer des excuses pour refuser les invitations des uns et des autres à des fêtes au bord de leur piscine.

Je lui ai ri au nez.

— Personne ne nous invite jamais à des fêtes au bord d’une piscine.

— Parle pour toi ! Et puis, la marche est une forme d’exercice parfaitement respectable. On peut brûler autant de calories en marchant trois kilomètres qu’en les courant.

— Ce sont des âneries, Ruth. Qui t’a raconté ça ?

— C’est un fait avéré. Bon, on y va ou non ?

— Je suis surprise que tu prêtes attention à ce que peut dire un fumier comme Jeff Day.

— Je me fiche de Jeff Day. Ça n’a rien à voir. Je te le répète, il est temps de nous occuper de nous.

Je l’ai observée plus attentivement. Quel tableau ! Ruth est ma meilleure amie depuis la maternelle, époque à laquelle sa famille a emménagé dans la maison voisine de la mienne. Le plus drôle, c’est que, mis à part que ses seins ont poussé (et ils sont plutôt imposants, bien plus gros que ceux que je n’aurais jamais à moins de me faire poser des implants, ce qui est exclu), elle a exactement la même allure que le jour où je l’ai rencontrée : cheveux bouclés châtain clair, énormes yeux bleus derrière des lunettes à monture dorée, une bedaine de taille respectable et un QI de 167 (information à laquelle j’ai eu droit dans les cinq premières minutes de notre première marelle commune).

Qui aurait cru cependant qu’elle était inscrite en cours avancé dans toutes les matières[7], vu la façon dont elle était attifée ? Pour commencer, elle portait un caleçon noir, un gigantesque sweat-shirt hilarant marqué « Vive la Santé ! » et des chaussures de jogging. Pas mal, non ? Et ce n’est qu’un début. Elle avait complété sa tenue de guerre avec des bandeaux en éponge – sérieux ! – lui ceignant les poignets et le front. Une grande gourde pleine de flotte était enfouie dans une besace accrochée à son épaule. Aucun doute, elle était convaincue de ressembler à une athlète olympique, si ce n’est qu’elle évoquait plutôt une femme au foyer déjantée venant d’acquérir Tous en forme avec Oprah[8] au Grand Livre du Mois.

Tandis que je la reluquais en réfléchissant à la meilleure manière de lui annoncer que les bandeaux en éponge, c’était un peu too much, un des types collés avec moi s’est approché sur une Indian[9] mirifique.

Puis-je profiter de l’occasion pour préciser que mon seul rêve a toujours été de posséder une moto ? En outre, celle-ci ronronnait joliment. J’ai horreur des mecs qui enlèvent le silencieux de leurs bécanes, histoire de vous massacrer les tympans quand ils s’entraînent à sauter par-dessus les ralentisseurs du parking des profs. Mais ce gars-là avait réglé sa machine de façon à ce qu’elle n’émette pas plus de bruit qu’un chaton. Noire, bardée de chromes étincelants, c’était vraiment une belle bête. Le top !

Quant au bonhomme perché dessus, il n’était pas trop vilain à regarder lui non plus.

— Hé, Mastriani ! m’a-t-il apostrophée en posant un pied botté sur le trottoir. Je t’emmène ?

Si Ernest Pyle, célèbre reporter de notre Indiana chéri, s’était levé de sa tombe pour me demander quelques tuyaux journalistiques, je n’aurais pas été plus ahurie.

J’aime à croire que je l’ai habilement caché, néanmoins.

— Non merci, ai-je répondu d’une voix suave. Nous préférons marcher.

— Il va tomber des hallebardes, a-t-il dit en examinant le ciel.

Sur un ton qui laissait supposer que j’étais une vraie gourde de ne pas m’en être aperçue.

— Nous préférons marcher, ai-je répété avec un coup de tête en direction de Ruth, histoire qu’il pige.

Il a haussé ses épaules gainées de cuir.

— Libre à toi de mourir noyée ! a-t-il conclu en mettant les gaz.

Je l’ai suivi des yeux en tâchant de ne pas m’attarder sur la façon charmante dont son jean étroit dessinait les contours parfaits de son petit derrière.

Derrière qui, d’ailleurs, n’était pas la seule chose aux contours parfaits, chez lui.

On se calme ! Je parle de son visage, OK ? De beaux traits et une mâchoire ferme, ce qui me changeait de la plupart des types qui fréquentent mon lycée. Au moins, il respirait l’intelligence. Quelle importance si son nez paraissait avoir été cassé, à maintes reprises qui plus est ? Bon, d’accord, sa bouche était un peu tordue elle aussi, et ses boucles brunes auraient eu besoin d’une bonne coupe. Mais ces légers défauts ne faisaient qu’accentuer une paire d’yeux d’un bleu si clair qu’on les aurait crus plutôt gris pâle, et des épaules si carrées que je doute que j’aurais vu grand-chose de la route, au cas bien improbable où j’aurais terminé à califourchon sur cette bécane, passagère échevelée et ravie.

Ruth, elle, a semblé ne percevoir aucune de ces merveilleuses qualités. Elle me fixait comme si elle m’avait prise en flagrant délit de fraternisation avec un cannibale.

— Omondieu, Jess ! s’est-elle écriée. Qui c’est, ce mec ?

— Il s’appelle Rob Wilkins.

— Un Cul-Terreux ! Omondieu, Jess, ce mec est un Cul-Terreux ! Comment as-tu osé lui parler ?

Ne vous inquiétez pas, j’y arrive.

Il existe deux types d’individus, au lycée Ernest-Pyle : ceux qui viennent des campagnes environnantes, ou « Culs-Terreux », dits aussi « Bouffeurs-d’Avoine », et ceux qui habitent la ville, ou « Bourges ». Ces catégories ne se mélangent pas, un point c’est tout. Les Bourges pensent qu’ils valent mieux que les Culs-Terreux parce qu’ils ont de l’argent (la majorité sont gosses de médecins, d’avocats ou de profs), et les seconds méprisent les premiers parce qu’ils sont doués pour des trucs comme réparer de vieilles motos, mettre au monde des veaux, etc. Les parents des Culs-Terreux sont ouvriers à l’usine ou paysans.

Il y a aussi des sous-classes, comme les JD (ou Jeunes Délinquants), les Sportifs (élèves populaires, athlètes et pom-pom girls), etc. Cependant, le bahut est surtout divisé en Culs-Terreux et Bourges. Ruth et moi sommes des Bourges. Rob Wilkins – faut-il le préciser ? – est un Cul-Terreux. Par-dessus le marché, je suis quasi certaine qu’il est également un JD.

Mais comme aime à me le répéter Goodheart, moi aussi. Ou du moins, ça ne va pas tarder si je ne commence pas à prendre un peu plus au sérieux ses conseils concernant la gestion de mes emportements.

— Où diable l’as-tu rencontré ? poursuivait Ruth, éberluée. Impossible qu’il soit en cours avec toi, il n’a pas le profil à préparer la fac. Tout au plus la prison, a-t-elle ricané. Et puis, il a l’âge d’être en Terminale.

Je sais. Drôlement snob, hein ?

En réalité, elle ne l’est pas. Snob. Elle a peur, c’est tout. Les mecs, les vrais, pas les idiots comme son frère, l’effraient. Malgré son QI de 167, elle n’a jamais réussi à les comprendre. Elle ne parvient tout bonnement pas à admettre qu’ils sont exactement comme nous.

Enfin, à quelques détails près.

De taille, les détails.

— J’ai fait sa connaissance en retenue, ai-je expliqué. On y va, maintenant ? Il va pleuvoir, et je dois travailler ma flûte.

Malheureusement, elle n’avait pas l’intention de lâcher l’affaire, la bougresse.

— Sérieux, tu aurais accepté qu’il t’emmène ? Un parfait étranger ? Si je n’avais pas été là, s’entend ?

— Aucune idée.

Ce qui était la vérité. J’espère que vous n’avez pas présumé que c’était la première fois qu’un gars proposait de me raccompagner (et plus si affinités). J’avoue mon penchant à jouer des poings un peu facilement, ça ne signifie pas pour autant que je suis un cageot. Peut-être du genre fluet – moins d’un mètre soixante, comme se plaît à me le rappeler Goodheart à chacune de mes visites – et pas très portée sur le maquillage ou les fringues mais, croyez-moi, je me débrouille très bien, rayon garçons. Je ne suis pas un top-modèle, d’accord. J’ai les cheveux courts parce que je n’ai pas envie de m’en occuper, leur couleur brune me va très bien – ce n’est pas moi que vous surprendrez à essayer des balayages, contrairement à certaines que je pourrais citer – et s’accorde d’ailleurs parfaitement à mes yeux bruns qui s’accordent eux-mêmes très bien à ma peau mate (à la fin de l’été, en tout cas).

Et l’unique raison pour laquelle je reste chez moi le samedi soir, c’est que l’alternative consiste à sortir avec des nuls comme Jeff Day ou Skip (le frère de Ruth), parce que ce sont les seuls mecs que ma mère accepte de me laisser fréquenter.

Vous avez compris. Des Bourges. Je n’ai l’autorisation de me frotter qu’à « des garçons qui se destinent à l’université ». Autrement dit, des Bourges.

Bien, où en étais-je ? Ah, oui.

Pour répondre à votre question, non, Rob Wilkins n’était pas le premier type à m’inviter à me ramener.

En revanche, il était le premier à qui j’aurais pu dire oui.

— Oui, ai-je fini par admettre à haute voix. J’aurais sans doute accepté si tu n’avais pas été là.

— Tu me scies ! a piaillé Ruth.

Sur ce, elle est partie d’un bon pas. Les nuages nous collaient au train. À moins de marcher à cent soixante, nous ne leur échapperions pas. Or Ruth a du mal à dépasser le kilomètre à l’heure, le kilomètre et demi au mieux. Physiquement parlant, elle ne la tient pas, la fameuse forme à laquelle elle aspire.

— Tu me scies, a-t-elle répété. Tu ne peux quand même pas monter comme ça sur les motos des Culs-Terreux ! Dieu sait où tu finirais. Assassinée dans un champ de maïs, à coup sûr !

Pratiquement toutes les filles de l’Indiana qui disparaissent terminent dans un champ de maïs, à demi nues et décomposées[10]. Mais bon, je ne vous apprends rien, là, les gars, non ?

— Tu es vraiment zarbi, poursuivait Ruth. Il n’y a que toi pour t’acoquiner avec ces mauvais garçons.

Je n’arrêtais pas de vérifier derrière moi où en étaient les nuages. Énormes. De vraies montagnes. Sauf que, contrairement aux montagnes, eux se déplaçaient.

— Je ne m’acoquine pas, d’abord. Et puis, ça me paraît difficile de ne pas fraterniser, ai-je protesté. Nous passons une heure par jour ensemble, et ce depuis trois ou quatre mois.

— Bon sang, ce sont des Culs-Terreux ! Omondieu, Jess ! Ne me dis pas que tu leur parles ?

— Nous n’avons pas le droit de bavarder. Mais comme Mlle Clemmings fait l’appel, on finit par apprendre les noms des uns et des autres. Difficile à éviter.

— Omondieu ! s’est-elle exclamée derechef en secouant la tête. Mon père me tuerait, il me tuerait, tu entends, si je revenais à la maison sur la moto d’un Cul-Terreux.

Je n’ai pas relevé. Les chances que Ruth soit invitée à monter à l’arrière d’une bécane frôlaient le zéro.

— Je reconnais qu’il n’était pas mal, a-t-elle enchaîné après quelques minutes de silence. Pour un Cul-Terreux, du moins. Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Pour être collé ? Comment veux-tu que je le sache ? Il nous est défendu de discuter.

Permettez-moi de décrire un peu le chemin que nous suivions. Ernest-Pyle se trouve dans la rue du Lycée (original, non ?), une double voie en plein champ. Vous l’aurez deviné, il n’y a pas grand-chose dans les parages, en dehors du bahut bien sûr. Le McDo et la station de lavage sont situés sur l’avenue Pike. Que nous avions évitée, comme tout le monde depuis qu’une fille y a été renversée l’an dernier. Bref, nous avions descendu la rue du Lycée jusqu’au terrain de foot lorsque la pluie s’est mise à tomber.

À grosses gouttes.

— Ruth, ai-je dit d’une voix maîtrisée, quand la première d’entre elles m’a atteinte.

— Ça va passer, a-t-elle répondu.

Une deuxième goutte a suivi. Puis un grand éclair a déchiré le ciel et a paru frapper le château d’eau, à un peu plus d’un kilomètre de là. Ensuite, ça a tonné. Vraiment fort. Aussi fort que les chasseurs de la base aérienne de Crâne lorsqu’ils franchissent le mur du son.

— Ruth, ai-je répété, toujours aussi calme.

— On devrait peut-être s’abriter quelque part.

— Voilà qui me paraît sacrément raisonnable.

Malheureusement, le seul refuge envisageable c’était les gradins métalliques entourant le stade du bahut. Et, comme on sait, on est censé éviter le métal pendant un orage.

C’est alors que le premier grêlon m’a frappée.

Si ce genre de mésaventure vous est déjà arrivée, vous comprendrez aisément pourquoi Ruth et moi nous sommes ruées sous les tribunes sans hésiter. Et si vous y avez échappé, estimez-vous heureux. Les grêlons en question avaient la taille de balles de golf. Je n’exagère pas. Ils étaient éléphantesques. Et – excusez mon langage – ces salopards faisaient rudement mal.

Coincées sous les bancs que bombardait l’averse de glace, nous avions l’impression d’être dans une énorme machine à pop-corn. Au moins, le pop-corn ne nous tombait plus sur la tête. Entre les éclats du tonnerre et le fracas de la grêle qui ricochait de tous côtés, il était difficile d’entendre quoi que ce soit. Il en faut plus pour arrêter Ruth, cependant.

— Désolée ! a-t-elle hurlé.

— Ouille !

Un grêlon monstrueux qui avait rebondi par terre venait de s’attaquer à ma cheville.

— Je suis sincèrement désolée, a répété Ruth. Crois-moi.

— Arrête de t’excuser. Ce n’est pas ta faute.

C’est ce que je pensais à ce moment-là. Depuis, j’ai changé d’avis. Comme vous le constaterez en relisant les premières lignes de ma déposition.

Un éclair démesuré a illuminé le ciel avant de se diviser en cinq fourches. L’une d’elles a touché un râtelier à maïs, de l’autre côté des arbres. Ça a tonné tellement fort que les gradins ont tremblé.

— Si, a repris Ruth en reniflant, c’est ma faute.

— Nom d’un chien, tu ne vas pas te mettre à pleurer !

— Si.

— Pourquoi ? Ce n’est qu’un orage idiot. Il nous est déjà arrivé de nous faire surprendre par des orages. (Je me suis appuyée contre un des piliers soutenant les tribunes.) Tu te rappelles ce jour, au CM2, où nous avons été piégées en rentrant de ta leçon de violoncelle ?

— Quand nous avons dû nous réfugier dans l’église ? a précisé Ruth en essuyant son nez avec le revers de sa manche.

— Sauf que tu as refusé d’aller plus loin que le porche.

Elle n’a pu retenir un éclat de rire.

— J’étais sûre que Dieu allait me pulvériser sur place pour avoir osé mettre le pied dans un temple impie.

Ça m’a rassurée de la voir rire. Ruth est parfois pénible, mais elle reste ma meilleure amie depuis la maternelle, et on n’abandonne pas sa meilleure amie sous prétexte qu’il lui arrive d’arborer des bandeaux en éponge ou de fondre en larmes à la moindre petite pluie. Ruth est aussi bien plus intéressante que la plupart des filles du lycée. Elle lit un livre par jour (sans charre), elle aime autant jouer du violon que moi de la flûte, mais son génie avéré ne l’empêche pas pour autant de regarder des émissions débiles à la télé.

J’ajoute à ça que, la plupart du temps, elle est tordante.

Bon, d’accord, ce n’était pas le cas à ce moment-là.

— Omondieu ! a-t-elle gémi quand le vent s’est levé, nous aspergeant de grêlons malgré les bancs. Ce n’est plus un orage, c’est un ouragan, non ?

Le sud de l’Indiana se trouve en plein Couloir des Tornades[11]. Notre État occupe le troisième rang dans la liste des endroits les plus touchés par celles-ci. J’en avais vécu bon nombre, tapie au sous-sol de la maison. Ruth moins, dans la mesure où elle n’avait passé que ces dix dernières années dans le Midwest. Par ailleurs, on était effectivement en pleine saison des cyclones.

J’avais beau ne pas vouloir inquiéter Ruth plus qu’elle ne l’était déjà, tous les signes d’une tornade digne de ce nom étaient réunis. Le ciel avait une drôle de couleur jaune, il faisait chaud mais le vent était glacial, sans parler de ces grêlons mortels…

J’ouvrais la bouche pour rassurer Ruth et décréter qu’il ne s’agissait probablement pas d’autre chose que d’une petite tempête printanière, lorsqu’elle s’est mise à brailler.

— Jess ! Ne…

La suite a été noyée dans le fracas d’une déflagration monumentale.